lundi 19 février 2018

Le canal oublié du lac Leamy, Gatineau, Qc


Mise au point - Important (3 mai 2019)

Depuis la parution de la série de billets sur le « canal oublié du lac Leamy », j'ai rédigé un article sur le sujet qui est sommaire du numéro 11 de la revue Hier Encore paru en avril 2019 (Lessard, 2019).
La primeur de l'article est pour les lecteurs de la revue. Désolé, je ne le reprendrai pas ici ! Mais comme je ne voudrais pas laisser en toute connaissance de cause des erreurs dans mon blogue, je résume ici l'essentiel des nouveautés contenues dans mon article.
En bref. - Le lac Leamy est relié à la rivière Gatineau par un étroit canal de moins de 300 m de longueur, inauguré en 1865. Ce canal est souvent confondu avec le « Old Canal » de 1848, long de 700 m, creusé à l’est du lac, aujourd’hui désaffecté et coupé par un parking.

Chronologie

  • 1848 : on creuse un canal qui joint la Gatineau à l’entrée de la décharge du lac Leamy (Gatineau Pond) pour le transit du bois flottant ; le canal passe à l’est du lac (Old Canal sur les vieilles cartes). Il a été désaffecté et comblé au XXe siècle. Il n’existe plus que sous forme de vestiges envahis par les bois et coupé par un parking ;
  • Vers 1854 : Andrew Leamy construit un moulin à vapeur sur la rive du lac ;
  • 1864-65 : « En mai 1864, selon Thériault (1994, p. 33 ), l’accumulation de billots transportés par la Gatineau alors que le lac Leamy est encore gelé rompt l’estacade qui doit les diriger vers notre Vieux-Canal. Un second canal, long de 270 m, traversant un terrain de deux acres, don d’Andrew Leamy, est inauguré en 1865. » (Lessard, 2019, selon Thériault, 1994.) Ce second canal (New Canal sur les vieilles cartes), au Nord du lac, est celui qui subsiste de nos jours. Il est souvent pris pour le premier, le Old Canal de 1848. L’erreur remonte sans doute à Brault (1948 et 1950) dont les travaux ont souvent été repris par d’autres historiens.

J'ai adressé une note à la Commission de toponymie du Québec afin qu'elle corrige sa notice sur le lac Leamy où le canal actuel (le court, celui de moins 300 m, qui date de 1865) est pris pour le canal de 1848 (le long, 700 m, datant de 1848), aujourd'hui disparu.

Sources
BRAULT, Lucien. Histoire de la Pointe-Gatineau : 1807-1947. Montréal, École industrielle des Sourds-Muets, 1948, 182p.
BRAULT, Lucien. Hull 1800-1950. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1950, 262p.
LESSARD, Henri, « Le canal oublié du lac Leamy », Hier Encore, no 11, 2019, p. 24-28.
THÉRIAULT, Benoit, Étude de potentiel archéologique du Parc du lac Leamy volet historique : recherche sur l’occupation euro-canadienne du Parc du lac Leamy à Hull 1800-1960. Musée Canadien des Civilisations, 92f., 1994.

À partir d'ici, billet original de 2018 :


Ce billet a une suite  : billet du 22 février 2018, et même une conclusion (une fin ?)


CARTE 1. Détail, Anthony Swalwell, 1837 ou date ultérieure, dans Evans (1978).
En rouge, mes annotations. (Les mots entre guillemets : mes appellations).
1837 (encerclé) : date d'une transaction, pas nécessairement celle de la confection de la carte. Il n'est pas clair si le « canal Nord » a été ajouté après la réalisation du document. En effet, son tracé est interrompu pour ne pas rayer une inscription et il se confond avec celui d'un chemin (Road) ; de plus, le « canal Est » est ombré alors que le « canal Nord » est demeuré en blanc. Enfin, le « Boom » (estacade) qui retenait les billes de bois qui descendaient la Gatineau apparaît conçu pour les amener dans la courbe du « canal Est ». Il est aussi le seul des deux canaux à voir ses extrémités notées (A et B). Mon hypothèse est que le canal Nord a été dessiné après la confection de la carte. M : moulin (scierie) à vapeur d'Andrew Leamy (position selon Hughson et Bond (1987)).
Ne pas tenir compte des chiffres encerclés (en noir) qui sont des annotations d'Evans.


Résumé

Combien de canaux a compté le lac Leamy à Gatineau, QC ? Celui qui en cherche un en trouve deux, encore qu'il n'en reste plus qu'un seul de visible et en usage.


La position ou le rôle du lac Leamy dans le réseau hydrographique de la ville de Gatineau, au Québec, est pour le moins étrange (voir les cartes). Une partie des eaux de la rivière Gatineau qui, pour le reste, rejoignent l'Outaouais, 2 km à l'est, pénètre dans le lac par un canal au nord de ce dernier. Les eaux du lac s'écoulent ensuite par une décharge dont le cours est parallèle à celui de la Gatineau et rejoignent l'Outaouais à leur tour. En période de crues, il arrivait autrefois que le trop plein du lac se déverse dans le ruisseau de la Brasserie par un ruisselet intermittent aujourd'hui asséché, au sud du lac (RI sur la Carte 2). Le ruisseau de la Brasserie, on le sait, se jette aussi l'Outaouais.

Le bilan comptable des mouvements des eaux est facile à établir. Elles aboutissent toutes, directement ou non, à l'Outaouais, quasiment au même endroit. Les embouchures de la Gatineau, de la décharge du lac Leamy et du ruisseau de la Brasserie se succèdent en effet sur une distance de moins de 2 km (Carte 2).

Une partie de ce réseau est cependant artificiel. Le lac Leamy était en effet autrefois indépendant de la Gatineau.

Son petit canal à soi

Les canaux qui relient le lac Leamy à la Gatineau sont artificiels et datent des environs de 1850. Je dis bien « les canaux » puisqu'il y en a eu deux. Pour simplifier l'exposé, nommons-les « canal Nord » (déjà évoqué) et « canal Est » (Cartes). Le premier n'est plus utilisé aujourd'hui que pour la navigation de plaisance. Un petit pont l'enjambe et permet aux piétons et aux cyclistes d'emprunter la piste qui fait le tour du lac (parc du Lac-Leamy). Le second n'existe qu'à l'état de vestiges, on le verra plus loin, et n'est plus un acteur du réseau hydrographique.

S'il faut en croire Lucien Brault (1948), un canal a été creusé par le gouvernement pour répondre aux doléances adressées en 1848 par les exploitants forestiers. (Sans doute le gouvernement du Canada-Uni, ou une autorité subalterne, le texte de Brault ne l'indique pas.) Jusqu'alors, les billes de bois qui descendaient la Gatineau étaient assemblées en radeaux à son embouchure où une estacade les empêchait de poursuivre leur périple jusque dans l'Outaouais (à l'exemple du boom de la Carte 1). Il arrivait que l'estacade se rompe et le bois - et les profits avec - s'en allait au fil du courant. Le canal, selon Brault, procura un accès direct aux eaux du lac où il était possible d'assembler les radeaux en toute quiétude. La décharge naturelle du lac Leamy dans l'Outaouais fut canalisée pour faciliter leur descente vers l'Outaouais.

Wikipedia présente cependant une autre histoire :


« En 1853, [Andrew] Leamy a lancé sa propre entreprise en construisant une scierie à vapeur sur la rive sud du lac appelé Columbia Pond et devenu par la suite le Leamy Lake. Ensuite, Leamy a creusé un canal pour relier le lac à la Rivière Gatineau pour faciliter le transport de billes de bois à sa scierie. Le moulin, qui était la première scierie à vapeur dans la région – une des deux seules ayant jamais fonctionné – fut plus tard détruit par l'explosion de la chaudière à vapeur et n'a jamais été reconstruit. » (Les italiques sont de moi ; source : Wikipedia.)

Les deux récits s'ignorent mutuellement et chacun ne parle que d'un unique canal, de son petit canal à lui.

Trop de canaux ?

Brault écrit encore (1950) qu'Andrew Leamy, profitant des travaux entrepris par le gouvernement - l'établissement d'une estacade et le « creusage du chenal (p. 144) » - c'est moi qui souligne -, pour établir vers 1854 une scierie, ou moulin, sur la rive du lac qui portera son nom. Le moulin a été détruit par l'explosion de sa chaudière à vapeur vers 1885. À se fier uniquement aux textes de Brault, il n'y avait qu'un seul chenal ou canal au lac. Andrew Leamy, qui n'aurait pas eu à le creuser, n'aurait eu qu'à construire son moulin à son embouchure. Mais où était-il, au nord ou à l'est ?

Une carte dessinée à la main par le sous-arpenteur Swalwell, datée au plus haut de 1837 (d'après la date d'une transaction qui y est reportée, mais le document est postérieur), montre deux canaux. Une reproduction de la carte se trouve dans Evans (1978) (Carte 1). Le canal Nord y est indiqué par deux traits parallèles qui donnent l'impression d'avoir été ajoutés après coup : leur tracé s'interrompt pour ne pas rayer une inscription, le canal se confond avec un chemin (Road) tandis qu'il n'est pas autrement identifié. En comparaison, le canal Est est légendé (« Canal ») et semble en outre avoir été colorié. La reproduction de la carte dans Evans est en noir et blanc et il est difficile de distinguer les interventions manuscrites de ce dernier de ce qui appartient au document original. Evans précise cependant que le canal Nord est bien celui qui a été creusé par Leamy (Evans, p. 149 et 150).

Une carte de 1887 (Snow & Son) qualifie le canal Est de « Old canal ». Il aurait donc bien précédé le canal Nord. Malheureusement, la carte ne montre que la moitié sud du lac. Le canal Nord n'y figure donc pas. (La région du lac Leamy est rarement bien traitée dans les cartes du XIXe s., quand elle n'y est pas tout simplement ignorée.)

Deux canaux et un moulin ?

D'une part, le canal Est semble être le plus ancien des deux, conclusion qu'impose la carte de Snow & Son, tandis que le creusage d'un canal est précisément ce qui amena Andrew Leamy à construire sa scierie sur le bord du lac. D'autre part, Evans affirme que le canal Nord est le fruit de l'initiative de Leamy, ce que laisse précisément penser la carte de Swalwell. Les choses s'éclaircissent peut-être enfin. Le canal Est a été creusé en 1848 par le gouvernement qui répondait à l'appel des entrepreneurs forestiers et le canal Nord, le seul qui subsiste, rappelons-le, a été construit par Leamy vers 1853-1854.

Hughson et Bond (1987) placent très logiquement le moulin de Leamy sur la rive nord du lac, à l'embouchure de son canal. Mais le canal Est aurait été le mieux placé pour amener les billes au moulin de Leamy s'il avait été érigé au sud du lac, comme l'affirment Wikipedia et d'autres sources. Difficile de concilier les sources ! (AJOUT : le moulin a bien été érigé au nord, comme l'affirment Hughson et Bond, à l'emplacement reporté sur la Carte 1 ; voir le billet du 23 févr. 2018.)

Le canal Est apparaît une dernière fois sur une carte topographique en 1964 - mais les cartes antérieures négligeaient souvent de le figurer, indice de sa désaffectation. Le parking du parc du lac Leamy a été construit sur son parcours dans les années 1960 (parc du Lac-Leamy). Il reste des vestiges de ses extrémités nord et sud dans la topographie. (Subsiste-t-il partiellement recouvert sous terre et sous l'asphalte ? La saison ne me permet de vérifier.)

Ruisseau intermittent et carrière ennoyée

Dernière complication. À l'origine, lors des crues, les eaux du lac déversaient leur trop plein dans le ruisseau de la Brasserie par un ruisselet naturel intermittent, au sud (RI, Carte 2). Il est à sec depuis au moins 1912, semble-t-il. (Voir billet du 12 juin 2017, « Trait d'union lac Leamy - ruisseau de la Brasserie » et celui du 6 juillet 2017, « Gatineau et Ottawa : cartes et anachronismes ».)

Le canal Nord est encore en usage pour la navigation de plaisance et fait partie du chenal de navigation du lac Leamy (lien), relié depuis 1996 au lac de la Carrière (ancienne carrière de la Canada Cement).

Le lac Lemay n'a pas de bassin rocheux : il repose dans une épaisse couche de sédiments quaternaires, notamment d'argile de la mer de Champlain, qui comblent une vallée dans le socle (billet du 5 février 2016, « Qui a façonné l'Île-de-Hull ? » : voir paragr. 8). Il n'a pas dû être trop difficile de creuser les canaux dans ce tapis de sédiments meubles. Au sud du lac, le plateau rocheux affleure et les strates calcaires ont été exploitées durant plusieurs décennies. La carrière de l'ancienne Canada Cement est devenue le lac de la Carrière, intégré, on l'a vu, au chenal de navigation du lac Leamy.


Deux de trop ?

On ne peut s'empêcher de remarquer que trois affluents parallèles - la Gatineau, la décharge du lac Leamy et le ruisseau de la Brasserie, c'est beaucoup pour un seul endroit. Je me demande si le lac et sa décharge ne sont pas les vestiges du delta de la Gatineau à l'époque où, immédiatement après le départ des glaces, il y a 10 000 ans, la rivière avait un débit supérieur à celui de nos jours. L'épaisse couche d'argile marine que traverse la Gatineau à partir du pont Alonzo-Wright, 5 km en amont de son embouchure, a peut-être favorisé la multiplication de bras secondaires et la formation d'un lac résiduel : le lac Leamy ? (Hypothèse personnelle.) (AJOUT, 20 févr. 2018. - Hypothèse que je corrige tout de suite : le lac Leamy et les terrains entre le lac et l'Outaouais ont été modelés par l'Outaouais lui-même après le départ de la mer de Champlain, à l'époque où la rivière était beaucoup plus large qu'aujourd'hui. Un billet à venir en dira plus. En attendant, voir ces billets de « géologie fiction » du 1er février et du 11 mars 2014.)

Qui dira que l'histoire de la région est pauvre ? On cherche un canal, on en trouve deux et, comme on ignore lequel est lequel, il y en a finalement deux de trop.


Lac Leamy à Gatineau, Qc. Carte © Google.
CE : canal Est (trajectoire corrigée le 23 févr. 2018 : en réalité, les ouvertures des canaux sur la Gatineau sont plus éloignées que sur la carte de Swalwell); CN : canal Nord ; D : décharge du lac Leamy ; LC : lac de la Carrière ; RB : ruisseau de la Brasserie ; RG : rivière Gatineau ; RI : ancien ruisseau intermittent maintenant à sec.

Références


  • Lucien Brault (1948) - Histoire de la Pointe-Gatineau : 1807-1947. Montréal : École industrielle des Sourd-Muets, 182 p.
  • Lucien Brault (1950) - Hull 1800-1950. Presses de l'Université d'Ottawa.
  • Patrick M. O. Evans (1978 ?) - The Wrights : a genealogical study of first settlers in Canada's National Capital Region, Ottawa : National Capital Commission, 255 p.
  • Hughson, John W. et Courtney C.J. Bond (1987) - Hurling Down The Pine. The story of the Wright, Gilmour and Hughson Families, Timber and Lumber Manufacturers in the Hull and Ottawa Region and on the Gatineau River, 1800-1920. Chelsea, Historical Society of the Gatineau, 3e édition, révisée, (1ère éd. 1964), 130 p.
  • John A. Snow and Son (1887) - Map of the City of Ottawa, P. Ontario, and the City of Hull, P. Quebec, and Their Adjacent Suburbs. Compiled by John A. Snow and Son, Provincial Land Surveyors and C.E.ng's from Personal Surveys and Official Records. Scale 660 Feet to One Inch.


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